dimanche 27 février 2011

Montpellier : "Journal de Rivesaltes"
de Jacqueline Veuve

Le journal de Friedel Bohny-Reiter à la 4ème Semaine de Cinéma Suisse à Montpellier

Journal de Rivesaltes, film à MontpellierQuoi de plus logique pour un festival de cinéma suisse que de programmer des films qui parlent de la vie en Suisse ? - Les organisateurs de la 4ème semaine de Cinéma Suisse avaient l'idée de montrer aux Montpelliérains les préoccupations quotidiennes des habitants de leur pays : les travailleurs immigrés, le multilinguisme, les différences entre ville et campagne...

Toutefois, dans la programmation de la 4ème Semaine de Cinéma Suisse, il y avait un film qui sortait du rang. Journal de Rivesaltes ne joue pas chez nos voisins, comme les autres films du festival, mais en France, à Rivesaltes dans les Pyrénées-Orientales. Son sujet : le camp de Rivesaltes 1941-1942.

La réalisatrice du film, Jacqueline Veuve, avait l'habitude de passer ses étés dans les Pyrénées-Orientales. Les ruines du camp de Rivesaltes ne se trouvaient pas loin de son lieu de vacances. "J'ai vu les baraques, mais personne ne pouvait me dire ce qui s'y est passé en vérité." Intriguée, elle s'est mise à faire des recherches - sans résultat, jusqu'au jour où elle tombe sur le journal de Friedel Bohny-Reiter.

"Ce qui m'a frappé, c'est que j'ai vu ce camp pendant vingt ans sans connaître son histoire. Sans ce livre, je n'aurais jamais découvert les faits." Et ce n'était pas faute de poser la question. Elle a interrogé des gens à Perpignan et dans les environs directs du camp. Mais tout ce qu'on lui a révélé, c'était son passé en tant que camp pour les réfugiés de la guerre en Espagne. "Personne n'a jamais parlé des juifs ou des gitans."

Dès que Jacqueline Veuve avait lu le livre de Friedel Bohny-Reiter, elle savait qu'elle voulait en connaître l'auteur. Friedel Bohny-Reiter était infirmière, engagée dans le "Secours suisse aux enfants". Cet organisme, la croix blanche suisse, l'avait envoyée à Rivesaltes.

Jacqueline Veuve, Le Journal de RivesaltesSa tâche, officiellement, ne consistait qu'à s'occuper des enfants. Mais Friedel Bohny-Reiter n'était pas femme à pouvoir voir la misère sans intervenir, incapable de traiter différemment les adultes ou les enfants, les réfugiés espagnols, les gitans, les juifs français ou allemands. Tout ce qui comptait pour elle, c'était l'être humain. Et la souffrance...

"J'aurais fait ce film, même si Friedel Bohny-Reiter n'avait pas été envoyée par la Suisse", répond la réalisatrice, Jacqueline Veuve, à la question de l'équipe des Gens de Montpellier. "On ne peut pas être insensible à ces souffrances." Pourtant, elle n'a jamais su, si les habitants des environs ne voulaient pas parler de la vérité ou si, tout simplement, ils ne la connaissaient pas. À l'époque, les gens, même dans la zone soi-disant libre, vivaient avec la peur. Peut-être valait-il mieux ne pas être au courant de ce qui se passait derrière les fils barbelés, dans ce camp exposé au soleil brut en été, livré au froid et à la tramontane en hiver...

Quelqu'un aurait-il préféré que la version du "camp de réfugiés espagnols" entre pour toujours dans l'histoire ? De toute façon, le livre de Friedel Bohny-Reiter - et, plus tard, le film de Jacqueline Veuve - a révélé la vérité. Il n'est pas faux qu'il servait comme camp pour les réfugiés de la guerre de Franco, mais il y avait aussi les gitans et, surtout, les juifs.

Friedel Bohny-Reiter qui, jouant son propre rôle, raconte au spectateur la vérité sur ce qui s'est passé à Rivesaltes entre 1941 et 1042, se demande à la fin du film, s'il peut y avoir un "sens" dans toute cette souffrance. Elle parle de tous ces gens qu'elle a vu mourir, de faim, de froid, de privations, de ces humains qui sont décédés le désespoir dans le cœur, qui avaient renoncé à l'idée que de meilleurs jours étaient encore possibles. Des mères qui ont fermé les yeux avec le seul espoir que Friedel Bohny-Reiter, l'ange venu de la Suisse, s'occuperait de leurs enfants...

Toutefois, un jour, le camp a été levé. Ce jour-là, une partie des survivants ont été déportés, dans d'autres camps, pour la plupart, mais vers la vie. Il n'y avait qu'un seul groupe dont le destin, en ce moment, était définitivement la mort : les juifs. Tous les juifs qui avaient survécu les supplices de Rivesaltes ont été amenés - à Auschwitz. Livrés par le gouvernement français aux diables nazis.

Friedel Bohny-Reiter en a pu sauver quelques-uns, cacher quelques enfants juifs chez elle ou parmi les autres. Mais pas assez, comme elle fait comprendre aux spectateurs du film. Et ce "pas assez" pèse plus lourd pour elle que toutes ces vies qu'elles a préservées.

"À la fin, quand le camp a été radié, les juifs étaient les seules vraies victimes. Ils ont été tués, tandis que les autres ont été déportés", commente Jacqueline Veuve. Est-ce la raison pour laquelle personne dans les environs de Rivesaltes ne se rappelle plus la destination du camp ? Il n'y aura jamais de réponse à cette question. - "L'antisémitisme n'était pas restreint à l'Allemagne", dit la réalisatrice, et on a l'impression qu'elle l'a dit si souvent que les mots n'arrivent plus à la blesser. Comme si, après qu'elle s'est investie dans ce film, la souffrance ne pourrait plus grandir. "Il était partout en Europe, autant en Suisse, en France, en Allemagne..."

Ensuite, toutefois, elle ajoute ce qui sonne comme un message d'espoir. "Mais ce n'était jamais tout le monde. Il y avait toujours des gens qui aidaient." Toujours et partout. C'est cela la pensée qui domine son film.

Mais l'œuvre de Jacqueline Veuve changera-t-elle les esprits ? "Les gens n'ont pas envie de savoir. Ils ont toujours besoin d'un bouc émissaire. Le film ne va pas changer leur mentalité."

Aspect remarquable : au contraire de beaucoup d'autres films sur le sujet, "Journal de Rivesaltes 1941-1942" ne prend aucune position politique. Il ne parle que des gens, des humains, de la souffrance, du sourire des personnes qui, comme Friedel Bohny-Reiter, amènent une lumière minuscule dans une obscurité presque impénétrable, de leurs doutes, du désespoir. Les spectateurs (ou la plupart des spectateurs) ne pleurent pas pendant qu'ils regardent ce film. Les larmes qui, souvent, viennent si facilement dans les salles de cinéma sont comme bloquées. On n'est pas capable de se libérer des images en versant quelques larmes. On est comme paralysé, la souffrance exposée sur l'écran est trop grande. Trop humaine, surtout.

"Je suis très peu politique dans mon film", constate aussi Jacqueline Veuve. Et pour cause. "Un réalisateur qui met de la politique dans un tel film se donne bonne conscience." Il veut prouver qu'il est du "bon côté", qu'il fait partie de ceux qui clouent les méchants au pilori. "Tout ce que je veux, c'est réveiller les gens. Sans politique et sans montrer à quel point je suis 'bonne'."

Après le tournage du film, Jacqueline Veuve et Friedel Bohny-Reiter sont restées amies jusqu'à la disparition de l'infirmière. La réalisatrice raconte qu'elle a eu une mort tranquille. "Elle s'est allongée pour se reposer. Et elle ne s'est plus réveillée." S'endormir pour le repos éternel - peut-être est-ce cela la récompense bien méritée de l'ange du camp de Rivesaltes...
Photos et texte : copyright Doris Kneller

mardi 15 février 2011

La 4ème semaine de Cinéma Suisse

Le cinéma suisse à Montpellier : films alémaniques, romands, italiens

Semaine de Cinéma SuisseEst-ce vrai que le Montpelliérain "moyen" ne sait pas grand-chose de ce voisin de la France dont les habitants parlent de différentes langues, fondant de différentes cultures en une seule histoire ?

Lorsque l'équipe de la Revue online des Gens de Montpellier a posé la question aux gens qui se promenaient sur la Place de la Comédie et l'Esplanade, plusieurs ont spontanément déclaré  "La Suisse ? C'est le bon chocolat." D'autres ont parlé de la montagne, de la neige ou de faire du ski. Encore d'autres ont parlé de la monnaie de la Suisse, le franc suisse, lequel, en général, ils considèrent comme une monnaie forte. Et une dame dans la soixantaine pensait à la différence linguistique : "En Suisse, ils disent nonante au lieu de quatre-vingt-dix..."

Toutefois, un Monsieur d'une trentaine d'années a eu une autre notion de la Suisse : "En Suisse, vous avez de très bons films." Et une dame d'environ 25 ans : "Le festival de cinéma suisse." Elle parle, effectivement, de la 4ème semaine de Cinéma Suisse.

Le cinéma suisse à MontpellierDepuis plusieurs années déjà, la semaine de Cinéma Suisse est devenue un rendez-vous fixe pour les cinéphiles de Montpellier. Les films ont des sujets divers, mais il y a un point qu'ils ont tous en commun : ce sont des films bien choisis, dont les réalisateurs ont quelque chose à dire, qui évoquent le sentiment humain, qui sont, comme l'exprime une spectatrice fidèle, "entièrement humains". Ils parlent de la vieillesse, comme "Die Herbstzeitlosen" de Bettina Oberli et "Giulias Verschwinden" de Christoph Schaub, ou de la jeunesse, comme "Jeune homme", également de Christoph Schaub. Ils montrent la mentalité de la Suisse, ses paysages et sa vie quotidienne. Et, comme l'affirme un Monsieur dans la soixantaine : "Tous les films ont un bon niveau."

Ce qui est remarquable pour un cinéphile qui a l'habitude des films français - ou espagnols ou anglais ou allemands ou italiens... - c'est le multilinguisme. Car il n'y a presque aucun film où tous les acteurs parlent la même langue. Il est vrai que les ouvriers immigrés de l'Italie apprennent le français lorsqu'ils travaillent dans les environs de Genève et que les jeunes Suisses alémaniques étudient le français quand ils deviennent "au pair" chez leurs voisins, mais pour un Suisse romand, il est absolument normal d'entendre l'italien et l'allemand. Même si tout le monde n'est pas parfaitement multilingue, pour un Suisse, les "autres langues" font partie du quotidien.

Tout comme les habitants de la Suisse, aussi la plupart des films présentés à la 4ème semaine de Cinéma Suisse à Montpellier sont multilingues. Mais les spécificités linguistiques vont encore plus loin. Une dame allemande, cinéphile et fidèle à la Semaine du Cinéma Suisse à Montpellier depuis des années, exprime ses observations concernant la langue allemande : "Ce qui m'étonne", explique-t-elle, "c'est que les gens dans les films d'idiome alémanique ne parlent pas la même langue que les gens dans la rue, par exemple à Zurich." Quand elle rencontre des personnes suisses dans la rue qui se parlent entre elles, elle ne comprend pas un mot. "Si, par contre, ils parlent avec moi, ils utilisent une sorte 'd'alémanique soutenu' qu'ils apprennent à l'école, mais qu'ils ne parlent qu'avec les Allemands. Et cette langue 'soutenue' est aussi celle qu'on entend dans les films. Pourquoi", ajoute-t-elle, "les producteurs suisses alémaniques ne produisent-ils pas de films avec la langue qu'on parle dans la rue ?

Peu importe si les acteurs parlent alémanique, français ou italien, les films de la 4ème semaine de Cinéma Suisse à Montpellier parlent tous de la Suisse et de ses habitants. "Azzuro" de Denis Rabaglia donne un aperçu de la situation des ouvriers italiens en Suisse, "Un petit coin de paradis..." de Jacqueline Veuve reflète la vie à la campagne, et avec "Die Standesbeamtin" de Micha Lewinsky, le spectateur rentre dans la mentalité d'une petite ville en Suisse : "Ce qui m'a frappé dans ce film ?" commente une jeune dame. "Que le rôle principal a pu garer son vélo partout sans la moindre mesure de sécurité." Elle soupire. "Si ici, c'était possible..."

Bref, tous les films forment un miroir de la vie en Suisse...

...tous, sauf un. Car cette année-ci, l'association "C'est-Rare-Film", responsable de l'organisation de la semaine de Cinéma Suisse, a choisi un film qui ne joue pas en Suisse, mais au Sud de la France, à Rivesaltes. "Journal de Rivesaltes" raconte l'histoire d'un camp d'hébergement qui regroupe des juifs, des Tziganes et des réfugiés espagnols. - "Je trouve que ce film ne cadre pas entièrement avec l'esprit des autres films de ce festival", s'étonne un Monsieur d'une trentaine d'années. "Je sais qu'il a été réalisé par un metteur en scène suisse, suivant un livre d'un auteur suisse, mais son sujet n'a rien à voir avec la Suisse. De toute manière", continue-t-il, "je dirais que ce film était le plus frappant et le plus touchant de ce festival. Je dirais : excellent film..."

Aux cinéphiles montpelliérains, il reste encore une séance avant que la 4ème semaine de Cinéma Suisse est terminée : "Cœur animal" de Sévernie Cornamusaz, le mercredi 16 février au Cinéma Utopia.

Troisième semaine de cinéma suisse à Montpellier
Photos et texte : copyright Doris Kneller

dimanche 6 février 2011

Montpellier manifeste contre la loi LOPPSI 2

Un village alternatif pour Montpellier : "Danser pour la liberté"

"La vie doit changer. Autant commencer tout de suite." Ils sont venus pour protester contre la loi LOPPSI 2, la loi, comme disent les uns, d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure. - La loi, comme disent les autres, pour "surveiller, punir, isoler, détruire".

Au contraire des manifestations pour les retraites, les participants à celle contre la loi LOPPSI 2 ne pouvaient pas se décider à rentrer pendant longtemps. Arrivés à la fin de l'itinéraire de la manifestation, les gens restaient pour discuter et, pour la plupart parmi eux, pour se sentir réunis.

"Pourquoi je manifeste ?" réagit un jeune homme à la question de l'équipe des Gens de Montpellier. "Parce que j'ai peur. Ce ne sont pas les caméras de surveillance qui vont résoudre nos problèmes." Une jeune femme qui se tient à ses côtés acquiesce. "Il est prouvé que les caméras de surveillance ne diminuent pas la criminalité. Mais elles coûtent chères. L'état a donc de l'argent à jeter par la
fenêtre..."

Le nombre des manifestants contre la loi LOPPSI 2 n'est pas comparable à celui des gens qui marchaient contre les réformes des retraites. Il n'y a pas non plus de camions syndicaux qui diffusent des chansons et des slogans, on voit moins de drapeaux, et la plupart des panneaux sont écrits à la main, sur de simple carton. Mais il y a des manifestants de tous les âges, et ils ont l'air sérieux.

"Nous ne sommes pas dans la rue parce qu'il fait beau à Montpellier", déclare un autre homme d'une dizaine d'années plus âgé que le premier. "Et nous ne marchons pas pour le plaisir. Nous marchons pour notre liberté."

La liberté est aussi la raison pour laquelle, à la fin de la manifestation, quelques groupes de musique jouent pour les manifestants et quelques filles - quelques-unes en costume de Rom - se mettent à danser. "Nous dansons pour la liberté", explique une d'elles, et elle ajoute : "Et pour celle de nos enfants."

Un homme d'une trentaine d'années compare la loi LOPPSI 2 au régime de Franco. "Mes parents ont vécu en Espagne, et ils savent ce qui signifie vivre sans la liberté de la presse. Ne pas oser dire son opinion. Étre manipulé tout le temps. Ils m'ont souvent parlé de ces années, et ils sont venus ici pour ne plus jamais vivre ça."

Une femme d'une quarantaine d'années parle de sa peur de la délation. "Les Français aiment dénoncer leurs voisins. Nous avons vu cela sous Vichy." - La nouvelle loi incite-t-elle les gens à la délation ? - "Oui. Chacun peut dénoncer le voisin dont le style de vie ne lui convient pas..."

Mais pour la plupart des manifestants, ni la délation ni Franco ni le régime de Vichy ne forme la préoccupation principale. "LOPPSI", dit une jeune femme, "est une loi contre les SDF, contre les pauvres." Et un homme dans la quarantaine déclare : "Je suis pauvre, d'accord. Et je n'ai pas de domicile fixe. Je vis en squat. Mais je ne demande rien à personne, j'ai choisi ma vie. Et maintenant, tout à coup, je n'ai plus le droit de choisir, comment je veux vivre ?" Une autre jeune femme réagit : "Nous allons vers une criminalisation de la pauvreté."

Toutefois, pour le moment, au moins, les pauvres ne sont pas encore seuls. À la fin de la manifestation, le collectif "Reste à Quai" a construit une sorte de village alternatif. Catherine fait partie de ceux qui sont venus pour conseiller, pour construire une petite cabane de l'espoir et pour soutenir la liberté de choisir son style de vie. Depuis des années, elle habite dans une yourte - et cela dans les Pyrénées-Orientales, un département qui est considéré comme "projet pilote" pour la suppression des cabanes, yourtes et autres caravanes. Elle raconte que même les gens qui construisent un abri de toile ou de bois sur leur propre terre n'ont plus le droit d'y vivre. Son propre projet, toutefois, a survécu - jusqu'à maintenant. Elle explique que les anciens projets ont une certaine chance d'échapper à la nouvelle loi... pour le moment. Car...

...jusqu'à maintenant, comme expliquent d'autres personnes qui ont étudié la nouvelle loi, les mairies avaient leur mot à dire. Autrement dit, si la mairie était d'accord, on pouvait tranquillement vivre dans sa caravane ou sa yourte - sous condition qu'on possédait la terre ou que le propriétaire le permettait. Au moment, par contre, où entre en vigueur la loi LOPPSI 2, les maires seraient obligés de dénoncer tout essai de vivre librement - sous menace de payer eux-mêmes une grosse amende.

La mairie de Montpellier, de toute manière, est encore du côté des manifestants : c'est elle qui a mis à leur disposition des abris pour construire le "village de la liberté", pour montrer des vidéos et, surtout, pour faire une cuisine de légumes et gâteaux pour tout le monde. Celui qui veut aider participe à la préparation des légumes, les autres mangent la soupe, dans un cadre de solidarité.

"Loppsi", blague un jeune homme qui est resté pour soutenir les constructeurs du "village alternatif", "quel nom mignon. Dernièrement, le gouvernement choisit de jolis noms pour ses lois. Peut-être, ces noms aident à ce que les gens ne s'intéressent plus à leurs impacts sur la vie des Français."
Photos et texte : copyright Doris Kneller

mercredi 2 février 2011

Théâtre comique à Montpellier : les Téléploucs

La comédie comique de la Cicrane à Montpellier : le Français moyen, la télé et la solitude

La Cicrane, théâtre comique à MontpellierSamedi soir, entrée du théâtre comique de la Cicrane. Un couple, les deux d'une quarantaine d'années, étudie les affiches. Ils ont envie d'entrer au théâtre, hésitent. Enfin, le Monsieur veut savoir, si la pièce est vraiment comique. "Vais-je pouvoir rire ?" se soucie-t-il. Mais avant que Claudine Bouygues qui, ce soir-là, tient la caisse, puisse répondre, une spectatrice évidemment habituée prend la parole : "Bien sûr", dit-elle, et : "Si ici, vous n'êtes pas capable de rigoler, vous ne rigolez..." ... et le Monsieur, souriant, finit la phrase : "Si je ne rigole pas ici, je ne rigole nulle part. J'ai compris." Puis, il achète les billets.

Michel Saillard, auteur de la plupart des pièces de la Cicrane, metteur en scène, acteur, professeur de théâtre et mari de Claudine Bouygues qui, elle aussi, est actrice, metteur en scène et "l'âme" du petit théâtre comique, est de l'avis qu'une comédie théâtrale ne doit pas forcément être "profonde". Dans le cas des "Téléploucs", il verse un de ses sourires charmants mais, en même temps, un rien moqueurs sur le public et annonce que, culturellement, ils seraient arrivés au point zéro. D'ici, le niveau des pièces qu'ils verraient à la Cicrane ne pourrait que monter...

Solitude et télé : Montpellier et la comédie théâtraleToutefois, bien qu'il soit vrai que les "Téléploucs" provoquent souvent des rires tout simplement amusés, sans "arrière-pensée", sans "profondeur", le niveau culturel de la pièce ne peut pas être considéré comme "totalement zéro". Un commentaire de Michel Saillard concernant la comédie en général s'applique excellemment aux "Téléploucs" : le directeur de la Cicrane est de l'avis qu'il vaut mieux vivre deux minutes pleines de réflexion que s'ennuyer "en profondeur" pendant deux heures.

Et ces "deux minutes de réflexion", les "Téléploucs" les ont largement. Aux initiés des bandes dessinés, ils rappellent un peu les fameux Bidochon, l'œuvre incontournable du dessinateur français Christian Binet, réputée pour refléter le "Français moyen". Et même si, à première vue, le couple de frère et soeur - joué par Michel Saillard, la sœur, et Pierre Escande, le frère qui, par une erreur de l'administration s'appelle Marie - n'a rien du "Français moyen" - ils vivent à la campagne, sans télé, sans courant - leur philosophie, leurs jugements de l'actualité et leurs préjugés s'approchent bien de ceux des Bidochon.

Au premier plan des "Téléploucs" se trouve, évidemment, un des sujets préférés des Français : la télé. Le frère Marie et sa sœur Guenolé (une autre erreur de l'administration) n'ont évidemment pas la télé. Mais ils habitent à l'endroit qui, par sa position géographique, reçoit le plus de programmes télés du monde. Tout ce qu'il faut est une antenne parabolique, un poste de télé.... et du courant pour faire marcher le poste.

Ici, les "différences" sont terminées. Bien sûr, le "Français moyen" a déjà sa télé. Mais lui aussi est soumis aux erreurs d'administration et à ce qui, mine de rien, sans qu'il soit dit expressément, domine la pièce : la solitude. Car Guenolé est seule, affreusement seule - et que ne ferait-elle pas pour trouver un mari...

Ainsi, ce n'est pas vraiment la télé qui est au cœur des "Téléploucs", mais la solitude. Guenolé ne sais pas comment les autres la voient. Elle est incapable de juger sa propre "intelligence". Son frère la prend pour bête, mais elle a la même impression concernant son frère... Tout ce qu'elle connaît, c'est l'univers dans lequel elle vit et celui que "l'extérieur" - le facteur, par exemple - amène chez elle. Mais, comme tous les humains, et non seulement le "Français moyen", elle a besoin de communiquer, de ne pas être seule, d'avoir le sentiment qu'il y a le fameux quelqu'un...

Les personnages des "Téléploucs" communiquent entre eux. Cependant, comme si souvent dans la "vie réelle", ils communiquent mal. Mais ils communiquent aussi avec le public, l'arrachent de la solitude du spectateur. Dans certaines scènes, le public fait partie de la pièce, se sent seul avec Guenolé et éprouve l'insécurité des gens qui ont envie de tant des choses qui, handicap éternel, ne font pas partie de leur monde.

Toutefois, comme dit Michel Saillard, deux minutes de réflexion - même si les "Téléploucs" les dépassent - sont suffisantes, et il est temps de rigoler de nouveau. Mais encore une fois, l'amusement n'est pas tout pur, il y a peut-être aussi un brin d'envie dans le rire des spectateurs. Car Marie et Guenolé ont trouvé un moyen enviable pour se débarrasser des personnages encombrants comme, par exemple, d'une inspectrice de police jouée par Claudine Bouygues : une bête féroce, une des vedettes de la pièce bien qu'on ne la voit jamais, mais on l'entend avaler ceux qui pourraient déranger le monde pas si tranquille qu'il a l'air du couple de paysans.

Ici, il ne reste plus rien de l'esprit des Bidochon. Ou, au moins, rien de leurs possibilités de "Français moyen". Car qui, "moyen" ou non, n'aimerait pas disposer d'une bête féroce qui éloigne les ennuis sans laisser de trace ? Avec la bête féroce, l'histoire vire de nouveau vers la bande dessinée. Toutefois, cette fois-ci, ce n'est pas l'homme et la femme qui, sagement, essaient de se fondre dans la bonne société, mais plutôt une Carmen Cru, cette vieille femme devenue méchante, créée par le dessinateur français Jean-Marc Lelong. Carmen Cru vit sous l'influence des expériences amères et de la découverte que l'âge ne suscite que le mépris des jeunes. Elle pourrait donc réagir comme d'autres personnes de son âge, se retirer, vivre dans la peur et l'incompréhension. Mais elle refuse - elle s'est plutôt bâti son propre monde où "les autres" n'ont pas de place. Et s'ils veulent s'y introduire, tant pis pour eux.

La bête féroce des "Téléploucs" constitue donc la réalisation des rêves d'une Carmen Cru - avoir le moyen d'écarter ceux qui viennent pour détruire le monde qui lui appartient. Toutefois, est-ce juste un rêve à la Carmen Cru ou, plutôt, celui du Bidochon, le fameux "Français moyen" ?

Bref, les spectateurs des "Téléploucs" partent avec le sourire. Pendant un bout de temps, ils ont oublié leurs propres rêves, ils ont ri. Mais le sourire ne les empêche pas de froncer un peu les sourcils, réfléchissant à Marie et Guenolé, les erreurs administratives, la télé, la solitude et l'envie de garder intact un petit monde bien à eux.

Théâtre comique la Cicrane à Montpellier :
Michel Saillard et son théâtre comique
Photos et texte : copyright Doris Kneller